Avec Aldéhy le charme avait
opéré ; d'un coup de pinceau, il avait ouvert les portes hermétiques du Temps et rendu
possible l'impossible : ces quelques spécimens de la jeune génération, robustes
athlètes prêts à bondir dans le troisième millénaire, se sont trouvés bien malgré
eux entraînés dans un vertigineux compte à rebours qui leur a fait revivre l'odyssée
de l'Humanité depuis l'apparition de l'Homme sur la terre jusqu'à nos jours.
Le plus illustre des poètes, Homère, a décliné en
vingt-quatre chants le périple de son héros voyageur, Ulysse, légendaire roi d'Ithaque.
C'est en vingt-cinq tableaux qu'Aldéhy, peintre-explorateur, embarque pour son Odyssée
à travers l'Espace-Temps ; suivons donc le peintre et les enfants, perdons-nous avec eux
dans les méandres du grand fleuve qui traverse les monts rocailleux et les vertes
vallées de l'Histoire humaine...
Dès le départ de notre voyage nous voilà déjà perplexes : de
qui sommes-nous les fils ? Qui devons nous adorer comme
notre mère ? Ève ou Lucy ? La Belle ou la Bête ? L'une nous tourne le dos, dérobant à
jamais le mystère de son visage, tandis que l'autre nous regarde avec une assurance
tranquille, donnant en offrande la rondeur douce de son sein. Le jardin d'Eden et ses
fruits défendus ou l'Afrique sauvage des chasseurs primitifs ? Où devons nous situer nos
premiers pas ? Si la question nous angoisse, elle ne semble pas entamer l'humour du
peintre et de ses compagnons de voyage : le couteau à éplucher placé dans la poche d'un
Adam malicieux, la joie qui éclate sur le visage de l'adolescent complice de Lucy - Lucy
la lumière ! - viennent nous rappeler à temps que la vie est une chose bien trop
importante pour être prise au sérieux.
Comme Ulysse perdu
dans les demeures souterraines d'Hadès, nous voyons peu à peu surgir une multitude de
héros... ils apparaissent le plus souvent sur le fond obscur d'un ailleurs brumeux
savants géniaux, hommes politiques, généraux glorieux, reines altières ou
demi-dieux... ils sont tous là, parfois figés dans une pose hiératique tels que la
mémoire collective nous les désigne. César, par exemple, le bras levé pour
l'éternité, continue à saluer des cohortes de fantômes, ébloui de sa propre gloire,
couronné des lauriers du vainqueur, il ne s'est même pas aperçu que le soldat qui
s'appuie avec tant de familiarité sur son épaule est un jeune barbare venu d'un autre
monde !
Mais tout périple comporte son lot d'épreuves : l'Humanité, sur sa
longue route, a dû combattre des monstres, lutter contre des tempêtes, éviter des écueils... en a-t-elle frôlé des précipices
et des naufrages ! Aussi devant certains tableaux restons-nous comme Persée devant
Méduse... Comment regarder sans sursauter ce portrait d'un Hitler décontracté, souriant
comme un jeune premier, un bouquet printanier à la main ? ... Le tyran a laissé au
vestiaire l'habituel uniforme, il se présente à nous vêtu d'un polo à rayures noires
et jaunes qui n'est pas sans rappeler la livrée de la guêpe ou du frelon, insectes dont
le dard acéré injecte un poison
douloureux et souvent mortel.. Le bouquet de narcisses qu'il nous tend en dit long sur les
relations qu'il entretient avec son ego. Les prendrons-nous ces fleurs qu'il nous offre
avec tant d'affabilité ? La jolie petite brune, juste à côté de lui, les a refusées,
elle semble se voiler la face avec désespoir ; aurons nous la force, nous aussi, de
résister à la tentation ? Devant le rivage jonché d'ossements de l'île des Sirènes,
Ulysse avait fui. Comme lui, craignant pour nos vies et pour celles de nos compagnons,
passons notre chemin ! Dirigeons-nous plutôt vers les contrées harmonieuses et paisibles
de la musique avec le jeune Mozart... L'enfant prodige, qui a toujours refusé de grandir,
nous ouvre les portes d'un monde merveilleux dans lequel le chant magique de la flûte éloigne à jamais
le spectre de la mort et les flammes de l'enfer... Pourquoi ne pas le suivre ? Pourquoi ne
pas nous laisser guider encore par Léonard de Vinci, le génie florentin ? D'un coup de
plume ou de pinceau, l'enchanteur tire de l'ombre (ou de la lumière ?) un visage d'ange,
un tournebroche mécanique, une machine volante, une vierge au sourire mystérieux, une
ville idéale, un cheval fou... " Ne pas estimer la vie, toute la vie, c'est ne pas
la mériter " ; cette phrase qu'il avait coutume de répéter, il l'enseigne
maintenant à l'adolescent qui a traversé le temps pour le rencontrer.
De cette Odyssée mouvementée à travers les paysages vallonnés
de l'Histoire humaine, nous ne sortons cependant pas tout à fait indemnes. Une réflexion
s'impose devant la dualité de notre espèce, capable du meilleur et du pire. Un jour
peut-être - en 3001 ? en 4001 ? - un lointain descendant d'Aldéhy aura l'idée de
peindre lui aussi " l'Odyssée de l'espèce ". Quelle image, quelles figures
retiendra-t-il de notre époque ? Qui sommes-nous exactement ? Héritiers d'Ève et de
Freud, de Descartes et de Marx, d'Hitler et de Moïse... le fardeau est souvent bien lourd
à porter !
Dans la " Légende des siècles " en 1860, Victor Hugo, poète
visionnaire, imaginait ainsi le vingtième siècle
Où va-t-il
ce navire ? Il va de jour vêtu,
A l'avenir divin et pur, à la vertu,
A la science qu'on voit luire,
A la mort des fléaux, à l'oubli généreux,
A l'abondance, au calme, à l'homme heureux ;
II va ce glorieux navire,
Au droit, à la raison, à la
fraternité,
A la religieuse et sainte vérité,
Sans impostures et sans voiles,
A l'amour, sur les coeurs serrant son doux lien,
Au juste, au grand, au bon, au beau... Vous voyez bien
Qu'en effet il monte aux étoiles |
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Baissons maintenant la tête et contemplons le monde qui nous entoure, le
monde que nous avons fait : injustices, guerres ethniques et religieuses, pollution,
massacres, misère, corruption... le tableau se passe de commentaires.
Selon
Nietzsche " Nous avons l'art pour ne pas mourir de la vérité ".
Ne nous reste-t-il désormais que cette solution pour éviter le naufrage ?
Annick MERLIN décembre 2000/août 2001 |